numero_seize_fontaineAvant de continuer à raconter l’histoire du numéro 16, je voudrais raconter deux souvenirs qui sont arrivés à Mme Courbette, l’un émouvant, l’autre très triste…

Le premier c’est Eugène mon père qui me l’a raconté des années après.

À la fin de la seconde guerre, un locataire qui habite au deuxième étage revient d’Allemagne où il était prisonnier. Toujours bien élevé, il vient saluer Mme Courbette la concierge à la loge. Ma grand mère pousse un cri d’effroi, c’est à peine si elle le reconnaît tant il est amaigri et malade.

Le soir même Mme Courbette sonne à sa porte et lui apporte une assiette avec un énorme steak et un gros morceau de beurre. Ce qui était bien entendu des denrées très rares…
Il a en été très touché.
35 ans plus tard, cet homme est venu rendre hommage à Mme Courbette, à son enterrement, alors qu’il ne l’avait pas vue depuis des années… C’est à cet occasion que mon père Eugène m’a rappelé cette histoire touchante…

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L’autre souvenir est beaucoup plus triste. Ma grand mère avait dans son appartement un cadre avec une photo d’une fillette de 4 ans. Une robe rose, des anglaises faites au fer à friser, le fer que l’on faisait chauffer sur le gaz. Quand j’ai été en âge de parler et de comprendre, je lui demandais qui était cette enfant. Elle me disait que c’était sa petite Lucie, qui aurait du être la sœur aînée de mon père et qu’elle était morte. Moi j’étais déçue, elle aurait pu jouer avec moi, je n’imaginais pas que la fillette aurait grandi si elle avait vécu.

Mme Courbette était concierge et portait le courrier dans l’escalier B avec sa petite fille. Les barreaux de la rampe étaient très espacés, et à l’époque les parents étaient moins prévenus des accidents domestiques. Le temps que Mme Courbette frappe à une porte, dise bonjour, l’enfant est tombée. Deux étages plus bas sur le carrelage…
Quand Mme Courbette et la locataire affolée sont arrivés en bas, il était trop tard.
Mme Courbette a donné naissance deux ans après à Eugène mon père, puis à mon oncle, 7 ans après mon père. Mais la blessure ne s’est jamais refermée… J’ai pu voir le minuscule cercueil lorsqu’on a enterré mon grand père avec la petite Lucie.

La vie est bien cruelle pour les gens de peu. Impossible d’échapper à son destin et de partir loin pour oublier. Mme Courbette a continué à porter le courrier dans l’escalier B. Puis des années après, elle a refait ce même chemin avec un petite fille : moi. Elle me faisait monter du côté du mur. Entre les barreaux trop écartés, on avait mis de ridicules fils de fer qui n’auraient sûrement pas empêché un autre drame… Et moi je disais à ma grand mère : “ne t’inquiète pas, je ne peux pas tomber, moi !”. Et bien sûr je lui demandais de me raconter l’histoire encore et encore…

Des années plus tard nous en parlions encore… Un jour alors que ma soeur Servane gardait Athéna chez mes parents. Athéna était tombé dans l’escalier. Bien sûr elle avait juste roulé en bas des marches, recouvertes de moquette, dans un escalier intérieur de maison… (ce qui n’a rien à voir avec le fait de passer entre deux barreaux du deuxième étage d’un immeuble).

Athéna s’en était tiré sans une bosse.

Mais ma soeur complètement affolée m’a dit à quel point elle avait pensé à ma grand mère :
- tu imagines arriver en bas et trouver la petite morte !

Réédition du 17/12/2007