À une époque, j’étais encore une jeune maman de deux petites filles, je travaillais dans une bibliothèque discothèque, une association de mon Ministère. J’avais choisi ce poste atypique de bibliothécaire en réintégrant après un détachement.

J’ai passé beaucoup de temps du côté discothèque, j’ignorais d’ailleurs que le prêt de disques existait à l’instar des livres de bibliothèque, pour moi ” discothèque ” c’était le lieu que j’abhorrais !

Le ” taulier ” ou plutôt collègue qui tenait la boutique avec moi était un vieil et éternel ado à queue de cheval et look branché. C’était lui qui s’occupait des achats de CD, car le vrai chef était du genre musique classique et ignorait tout des tendances. Le bande de potes du taulier venait chercher des CD de groupes aux noms improbables et dont j’ignorais jusqu’à l’existence, voire l’orthographe (je devais prendre des notes). C’est ainsi qu’un jour on m’a parlé de ” bas rock ” et que je pensais : baroque !

Bref, parmi les clients, l’après-midi un jeune homme passait. En réalité il n’était sûrement pas jeune, il devait avoir plus de 40 ans, il était asiatique. Toujours en bermuda et tee-shirt colorés, il avait l’air d’un gamin. Ils se faisait appeler Barnabé.

Il venait chercher des vinyles que personne ne réclamait : Dalida, Henri Salvador, Sylvie, Johnny, Sacha Distel, Hugues Auffray, toujours des tubes des années 60.

Il m’amusait, il n’avait aucun complexe.  J’imaginais la bande de potes du taulier se gausser si ils avaient croisé Barnabé. Ces idiots étaient d’une intolérance incroyable quand on avait le malheur de ne pas avoir les mêmes goûts musicaux qu’eux ou qu’on avouait ignorer le nom de tel ou tel groupe.

Je parlais à Barnabé. Je lui disais que j’aimais bien tous ces chanteurs et ces tubes des années 60. Tout comme j’adorais fouiller dans les vieux livres quand j’étais côté bibliothèque, j’adorais aussi fouiller dans le rayon vinyle qui n’intéressait que quelques mélomanes bien plus vieux que Barnabé.

Barnabé me dit : ” À cette époque, je n’avais pas de tourne disque, ni de disques ! “

Je ne lui ai pas demandé d’où il venait, mais je le devinais aisément. Je venais de quitter l’indemnisation des français d’Outre Mer (poste atypique) où j’avais travaillé de nombreuses années. Beaucoup de ces français avaient rejoint l’Administration, j’avais ainsi fréquenté des pieds noirs, mais pas seulement. Des vietnamiens francophones travaillaient dans l’Administration, ils se choisissaient un prénom français dans le calendrier, en se trompant parfois d’époque (André, René, Anatole) ou comme Barnabé ils tombaient sur un prénom suffisament rare pour qu’on le retienne.

Un jour Barnabé m’a prêté des VHS, des films en noir et blanc que j’ai adorés. Ce n’étaient pas des comédies musicales, mais des films avec des chansons où souvent les chanteurs jouaient leur propre rôle.
Il y avait ” D’où viens tu Johnny ” et ” Cherchez l’idole ” et d’autres dont j’ai oublié le titre. Les techniques n’étaient pas celles d’aujourd’hui, et j’ai bien regretté de ne pas pouvoir garder une copie de ces films. Je suis sûre que Martine aurait aimé les voir aussi.

Le temps a passé, j’ai changé de poste pour un bureau moins ” rock and roll “. J’avais des nouvelles de Barnabé de temps en temps, tout le monde le connaissait. C’est ainsi que j’ai appris que cet homme aux allures de gamin en bermuda vivait avec ses vieux parents dont il s’occupait.

Un jour j’ai appris qu’une maladie grave avait emporté Barnabé.

Ces derniers jours, j’ai repensé à lui en entendant parler de la filmographie de Johnny.
J’espère que Johnny et d’autres idoles des années 60 auront le temps de faire un petit bonjour à ce garçon pour qui un tourne disque et des vinyles étaient un trésor inestimable…