Un jour dans un repas de famille Cédric a lancé un jeu, il fallait choisir des mots, des chansons et ensuite on avait droit au décodage.
Un de ces jeux dont raffolent les ados. La chanson c’était ” ce qui vous définit dans la vie ” et bien sûr toute ma tribu a éclaté de rire quand j’ai chanté : ” Travailler c’est trop dur “.

Lorsque nous étions en vacances, l’été à la Sauvageonne, Eugène avait toujours ce discours : ” On est bien là, qu’est-ce qu’on pourrait bien faire pour rester ? “. Sous-entendu : pour ne pas avoir à remonter à Paris pour travailler.

C’était l’un de ses rêves qui allait de pair avec le premier. À cette époque nous regardions ” Dallas ” le samedi soir. Mon père rêvait, non pas de la fortune de la famille Ewing mais de leur façon de vivre : il rêvait d’acheter un château ou une maison immense om nous pourrions tous vivre : ses enfants ne le quitteraient pas !
Ses trois filles et son fils se marieraient, oui bien sûr c’est normal, mais le conjoint s’installerait dans la grande maison et les petits enfants naitraient et grandiraient sous l’œil bienveillant des grands parents.

Nous ne lui disions pas que c’était un brin utopique, pas sûr que l’on ait envie de croiser une sœur ou un frère au petit déjeuner, ni que tous les repas soient des repas à 6, puis 10, puis 12 et ainsi de suite. Nous lui disions tout de même que les Ewing avaient du personnel, rien ne dit que Martine ait envie de faire la cuisine tout le temps, même si elle aime ça !

Un jour Eugène avait même jeté son dévolu sur un château en ruine sur la route de Normandie. Cédric et Camomille s’y voyaient déjà, même si ils le voyaient plutôt comme résidence secondaire. Pensez donc : dire à ses amis venez passer le week-end dans mon château !
Personnellement les particules et les châteaux ne m’ont jamais fait rêver, je voyais plutôt l’état castatrophique de la ruine, le nombre d’années de travaux à faire avant d’avoir un minimum de confort. Sans compter que c’était en pleine campagne, et la campagne normande l’hiver, j’en ai déjà parlé !

L’inconfort des maisons d’Eugène (surnommé Cadet Roussel) m’a toujours un peu gênée. Si je n’ai pas une chambre et une salle d’eau confortable, ça ne va pas. De plus au grand dam de mon père, j’ai besoin d’une douche par jour, alors que le reste de ma tribu pouvait passer deux ou trois jours sans toilette complète et sans se plaindre. Plus tard mon père dira que mes filles sont comme moi, et que la facture d’eau et d’éléctricité va drôlement gonfler quand nous arrivons à la Sauvageonne.
Autre temps, autre mœurs, mes parents avaient l’habitude de se laver ” au lavabo “, les bains étaient rares, Mais je m’égare.

Heureusement le château en ruine est resté un rêve. Ouf !

Le deuxième rêve d’Eugène était de ne pas travailler, ou plus exactement de ne pas rentrer à la fin des vacances. À une époque il y avait eu des ouvertures de postes à Ajeun. Nous avions même visité la ville. Martine avait trouvé ça trop petit. Je ne sais plus trop si c’est la seule raison pour laquelle ce rêve est tombé à l’eau. Il y avait certainement beaucoup de raisons. Je travaillais déjà à Paris, je n’aurais peut-être pas envie de suivre la tribu. Camomille et Cédric n’avaient pas envie de quitter Ville Natale, il fallait vendre la maison. Pas sûr qu’Eugène garde le même salaire…

Cette année là, l’hôtel du Parc à Petite Colline était à vendre. Un joli hôtel avec un parc, même si il est un peu encaissé. C’est là que j’ai logé tous mes invités quand je me suis mariée.
Eugène est donc parti dans son rêve :
- On vend tout, on achète l’hôtel ! On pourra tous y travailler ! On peut relancer l’usine de gauffres attenante !
Les conversations allaient bon train :

Camomille : je fais quoi moi ?
Eugène :  femme de chambre !
Camomille : ça va pas non ! Je veux bien être à l’accueil et encore ! Et on prend qui comme cuisinière ? Et qui fait le jardinier ?
Cédric : je sais rien faire de mes mains, moi !
Martine : ça c’est bien vrai ! Voiturier ?
Servane :  et la Sauvageonne ?
Eugène : on la vend ! On en aura plus besoin, on aura un grand parc !
Louisianne : alors là plutôt mourir ! Un grand parc tout plat avec aucune vue à la place d’une maison accrochée à la colline ? Et on passera tous les jours devant quand on ira à Petite Ville du Sud ! Sans moi !
Eugène : bon d’accord on la garde comme maison de campagne alors !
Martine : un peu bizarre une maison de campagne à 8 km de la résidence principale ! Mais bon on nous a pris pour des fous quand on a acheté une maison où il n’y a pas la mer, on a l’habitude !
Camomille : et on fera quoi l’hiver ? Il n’y aura aucun client, ce sera triste !
Eugène : on travaillera tous à l’usine de gauffres ! Les revenus serviront à payer les travaux de l’hôtel ! Et puis si on a un bon cuisinier on se fera connaître comme restaurant.

Un hôtel restaurant n’est pas une idée déplaisante, même si aujourd’hui à choisir je préfèrerais des chambres d’hôtes. Mais là encore même si la tribu était une valeur sûre, travailler avec eux me semblait très risqué, bonjour les prises de bec !

Le rêve est resté à l’état de rêve. Même si l’année suivante, certains ont dit à mon père : voilà c’est malin, l’hôtel est vendu c’est trop tard !

Et si j’ai repensé à cette histoire lointaine c’est que lorsque je rentre de vacances j’ai toujours un passage à vide…
J’ai souvent cette phrase en tête, pas tout à fait celle d’Eugène :
Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour arrêter de travailler ?

Aucune envie de travailler, aucune motivation, aucune conscience professionnelle.
Un sentiment d’injustice, de révolte :
Mais qu’est ce que je fais là après avoir chanté tout l’été ?

Heureusement je vais danser, les cours qui se calent sur l’année scolaire vont reprendre !

Et je vous rassure ce passage à vide ne dure pas très longtemps.