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Loui­sianne

Je n’ai que peu de sou­ve­nirs de ma petite enfance. J’ai des sou­ve­nirs très pré­cis de mon grand père côté mater­nel, mort trop tôt, mais sans savoir que si je m’en sou­viens si bien c’est parce que j’ai vécu chez mes grands parents mes pre­miè­res années. Mes pre­miers sou­ve­nirs remon­tent à l’immeu­ble, le numéro seize, quand je récla­mais à mes parents un petit frère et que mes parents en allant tra­vailler le matin, me dépo­sait à la loge, chez ma grand mère Mme Cour­bette. Si on ne m’avait rien raconté, je n’aurais jamais rien soup­çonné.

Mar­tine

Mar­tine et Lucien savaient déjà qu’ils allaient être parents. Lucien avait choisi mes deux pré­noms, à cause de la petite fille blonde aux yeux verts.
Et Mar­tine seule au monde allait tenir le coup, à cause de ce bébé à naî­tre. De même Mar­cel­line, Colin et Liliane, tout le monde atten­dait… Une mort et un bébé à venir pour pan­ser les plaies.
Je suis née en novem­bre, un mois après Colin et sa femme ont eu un fils qu’ils ont appelé Lucien.

Puis Mar­tine est repar­tie tra­vailler, il fal­lait bien que la vie con­ti­nue. Dans le même temps elle fai­sait des démar­ches pour se marier à titre pos­thume. Car la guerre d’Algé­rie avait laissé d’autres fian­cées dans la même situa­tion qu’elle : enceinte, pas encore mariée et déjà veuve. La loi n’a pas changé, si le défunt a mon­tré son inten­tion de se marier de son vivant, la fian­cée peut se marier.

Lucien et Mar­tine avaient publié les bans. Mar­tine reçut un jour une let­tre signée du Géné­ral de Gaulle, l’auto­ri­sant à épou­ser Lucien. Ce jour là elle eut un livret de famille, et je por­tais le nom Amour. Mar­tine garde un sou­ve­nir ému de ce jour, car ses parents, si modes­tes et si peu dépen­siers, l’avaient emmené boire une coupe de cham­pa­gne dans un café. Un moment rare car Mar­tine était rare­ment seule avec ses deux parents. Ce livret de famille, je ne l’ai vu que récem­ment.

La famille de Lucien

Mar­cel­line a tou­jours été une grand mère ado­ra­ble. Je pas­sais des vacan­ces chez elle, avec mon cou­sin Lucien. Liliane qui ne pou­vait pas avoir d’enfant était éga­le­ment gâteuse avec moi. Je lui res­sem­blais comme si j’étais sa fille : même che­ve­lure brune, même teint mat, petite et menue comme elle. Alors que per­sonne ne soup­çon­nait que Mar­tine était ma mère, avec sa car­na­tion de rousse, et sa car­rure plu­tôt char­pen­tée.

J’avais trois grand mères, trois grand pères, je ne me posais pas de ques­tions.
J’étais une petite fille très pro­té­gée, très aimée.

La preuve que je ne posais pas de ques­tions, j’appe­lais “grand père” le com­pa­gnon de Mar­cel­line, et je n’ai su que très tard qu’ils n’étaient même pas mariés. Si je m’étais posée des ques­tions, j’aurais vu qu’il ne pou­vait pas être mon grand père, puis­que “le vrai”, le père de Lucien, Liliane et Colin était réu­nion­nais et avait donné cette belle peau, et des che­veux cré­pus aux deux gar­çons (Liliane n’a pas les che­veux cré­pus).

Un jour Mar­tine, un peu gênée dit à Mar­cel­line qu’elle allait se rema­rier. Et Mar­cel­line répon­dit : je le sais.!
- mais com­ment ?
- Loui­sianne.! La pipe­lette de 3 ans, m’a dit qu’elle allait avoir un papa tout neuf.!

Eugène

Lors­que Mar­tine s’est retrouvé seule, des sou­pi­rants l’appro­chaient par­fois. Elle disait aus­si­tôt qu’elle avait une petite fille, ce qui les fai­sait fuir ! Per­sonne ne vou­lait d’une future épouse qui aurait déjà un enfant.!

Et puis Mar­tine a ren­con­tré Eugène, et lui il a dit  : une petite fille, je veux la voir.!

C’est ainsi qu’il est venu me voir chez mes grands parents, s’est accroupi pour se met­tre à ma hau­teur. J’étais inti­mi­dée et en admi­ra­tion. Coup de fou­dre réci­pro­que qui ne s’est jamais démenti. Il a du m’appri­voi­ser. Je l’atten­dais quand il ren­trait du tra­vail, posait ses chaus­sons devant la porte et cou­rait me cacher.
Il par­lait tant de moi à ses col­lè­gues, que ceux là lui ont demandé si il épou­sait la mère ou la fille.!

Je ne peux pas par­ler de Lucien en disant “mon vrai père” ou “mon père bio­lo­gi­que”.
Je n’ai qu’un seul père, celui que j’ai tou­jours appelé papa, celui qui m’a tou­jours tenu la main.

Puis j’ai connu mes grands parents, Mme Cour­bette et Roger qui habi­taient au numéro seize. Le des­tin est curieux.: Mme Cour­bette qui avait perdu une fillette de trois ans, voyait reve­nir dans sa vie une fillette du même âge. Et elle m’a emmené por­ter le cour­rier dans l’esca­lier B, comme elle le fai­sait avec sa fille.

Ma tribu

Petite, Eugène m’appe­lait “Salade de fruits”, à cause de la chan­son de Bour­vil et de mon bron­zage, l’été.
D’ailleurs je res­sem­blais à la fillette sur la pochette du 45 tours.
Très vite Camo­mille est née, blonde aux yeux bleus, puis Cédric et Ser­vane.
Cédric et Ser­vane sont châ­tains clairs aux yeux mar­rons. Nous avons tous un air de famille, même si je ne res­sem­ble pas vrai­ment à mon frère et  mes sœurs.
Rien n’était tabou, nous l’avons tou­jours su, sans savoir à quel moment on nous l’avait dit.
J’ai trois famille con­trai­re­ment aux autres, je suis riche de ça, riche de tou­tes ces dif­fé­ren­ces.
Mais per­sonne n’en par­lait à l’exté­rieur, mon frère et mes sœurs n’en ont jamais parlé à leurs amis, jamais le mot “demi” n’a été pro­noncé.  Nous somme frè­res et sœurs, point barre.

L’été, je bronze à vitesse grand V, même à l’ombre. Sou­vent on me demande d’où je suis. Du Sud ?

Si je mets une fleur rouge dans les che­veux, on me croit anda­louse, si je mets un col­lier de coquillage, on me croit tahi­tienne, ou par­fois asia­ti­que.

Dans ma tribu, il arri­vait par­fois que des copi­nes de ma sœur ou de mon frère (jamais de gar­çons ils ne pas obser­va­teurs) qui nous voyaient l’été, deman­dent à qui je res­sem­blais pour bron­zer autant.
Vu que Mar­tine et Eugène sont nor­mands.! Camo­mille répon­dait que ça venait des ancê­tres.!

Les cho­ses étaient si ancrés que lors­que je disais “ma tante” en par­lant de Liliane, et qu’on me deman­dait : du côté de ton père ou de ta mère.? j’étais bien embê­tée.! Eugène n’a qu’un frère, Mar­tine a 9 frè­res et sœurs mais Liliane ne ris­quait pas de pas­ser pour sa sœur.!

Dif­fé­rence

Je l’ai dit, à part l’été, mon loin­tain métis­sage ne saute pas aux yeux. D’autant que j’ai plu­tôt le visage pâle (trop pâle à mon gout) l’hiver. Mais sou­vent les gens des îles ont l’œil. Un jour une cais­sière m’a demandé si j’étais réu­nion­naise ! D’ailleurs à la Réu­nion quand je deman­dais mon che­min, on me répon­dait en créole. Un jour je suis allée cher­cher mes filles chez une amie, dont le père était de Wal­lis et Futuna. Il m’a demandé mes ori­gi­nes et j’ai bien com­pris qu’il ne me deman­dait pas si j’étais née à Paris ou Mar­seille.
Puis il m’a dit “dès que vous êtes entrée, j’ai vu que vous étiez métisse”.
Mes filles ont hérité de ma peau. Et puis il y a de ces peti­tes cho­ses en plus, invi­si­ble pour beau­coup, mais pas pour moi, dans le corps. Les jam­bes lon­gues, la cam­brure des reins, les fes­ses et les seins hauts per­chés. Arté­mis a la démar­che dan­sante et féline de Lucien, il parait.

Bien sûr tout ça ne saute pas aux yeux. Mais quand je vois mes niè­ces en tee-shirt, je pousse un cri : mais elle est blan­che, c’est incroya­ble, ça me fait drôle cette peau à côté de mes filles.!

Et puis il y a aussi le carac­tère, dont je par­le­rai plus loin. Je me trouve beau­coup de res­sem­blan­ces avec Eugène. La vraie famille c’est celle du cœur. Mais il y a mon côté oiseau des îles, créole qui fait que j’ai tou­jours été à part. Ce côté qui amu­sait Eugène. Cette res­sem­blance avec la famille de Lucien.

Cela pour­rait être sim­ple…

L’his­toire pour­rait s’arrê­ter là. Mais hélas ce n’est pas si sim­ple.

Sou­ve­nez vous, le blo­cage de Mar­tine.

J’ai passé mon enfance, mon ado­les­cence à me poser des ques­tions, à cher­cher ma place. J’ai eu une enfance heu­reuse, choyée, pro­té­gée. Trop pro­té­gée d’ailleurs, car je rêvais d’ouvrir mes ailes, mais on m’avait habi­tué à un cocon.

Non rien n’était sim­ple. Car les faits sont une chose. L’être humain dans sa com­plexité en est une autre.

Je ne por­tais pas le nom de mon père adoré, je ne por­tais pas le nom de mes sœurs et de mon frère.

à sui­vre