femme_fillette

Longtemps après, lorsque j'ai été en âge de comprendre et d'analyser ma mère, je me suis dit que Martine n'avait jamais fait le deuil de Lucien, et n'avait eu l'occasion d'en parler.

Sa mère était débordée, son père était un homme bon et rustre, mort trop tôt après la naissance de Camomille. Quand à mon père, même si c'était un homme très généreux, il ne pouvait guère jouer les psys.
On ne peut pas parler à son nouvel homme de son premier amour pendant des heures. Et puis cette génération n'est pas la nôtre : Eugène n'était pas du genre à s'asseoir sur un canapé et à dire "allez on va parler".

Quand Martine raconte son passé, sa jeunesse, son enfance, c'est passionnant. Le reste du temps, le quotidien, les banalités, je l'ai dit, elle est soulante. Servane et moi en avons toujours déduit que c'est parce qu'elle n'a jamais été réellement écouté.

Elle aurait du voir un psy, ou trouver une amie, une oreille attentive, bienveillante et neutre.
Ce n'était pas la mode, pas l'époque. Mais je pense que Martine a réellement manqué d'écoute, pour faire son deuil.

Quand au fait que ce deuil pèse sur moi, de nombreuses fois, des instits, des profs ont dit à mes parents, que certes j'étais timide et introvertie, mais qu'il y avait surement autre chose et que je devais parler à quelqu'un. Discours que mes parents ne voulaient pas entendre.

Lorsqu'on a un blocage ou un voile noir, les rêves sont les miroirs dans lesquels on refuse de se voir le jour.

Martine rêvait souvent que Lucien sortait de la tombe, cette tombe qu'elle continuait à aller fleurir, et lui disait qu'il n'avait pas eu le temps de vivre et qu'il revenait. Elle s'affolait pour lui et lui disait : "attends Eugène va t'aider"... Non je ne peux pas dire ça, Eugène est mon nouveau mari.

Mais le rêve qu'elle faisait le plus souvent était celui là : elle arrivait à l'hôpital, à la guérite et donnait le nom de Lucien. L'employé lui répondait.:

- Amour. Oui il est mort... Mais pas tout à fait.! Il reste quelque chose.!

Ce quelque chose l'obsédait. C'était quoi ce quelque chose qu'elle ne voyait pas.!

Quand à moi, je faisais souvent le même rêve. Il se passait dans des circonstances différentes, mais le message était toujours le même :

J'étais avec mes parents, et tous les deux transportaient Lucien mort et allaient l'enterrer. Nous y allions tous les trois. Le corps est parfois dans le coffre d'une voiture, parfois roulé dans une couverture dans un landau. Il est minuscule dans mes rêves.

Le dernier rêve que j'ai fait récemment, je l'ai écrit, imprimé et montré à Martine qui l'a trouvé magnifique et plein d'espoir :

Je suis avec mes parents, et ils m'emmènent pour enterrer Lucien. Ils me disent : il est temps de l'enterrer.

D'abord ils se trompent de cimetière, non pas ici, c'est notre ville, mais pas la sienne. Puis nous nous retrouvons tous les trois assis sur sa tombe, et tout à coup des tas de gens autour de nous. Il y a une chorale et des gens qui chantent. Je réalise que cette chorale ce sont des morts : mes grands parents, Marcelline la mère de Lucien, tous ceux qui m'ont quittés.

Puis comme dans les enterrements, des gens défilent devant mes parents pour faire leur condoléances. Deux très vieilles dames qui se ressemblent, parlent à Martine, et l'une d'elle dit :
- moi ce n'est pas pareil, j'ai toujours ma sœur Marion.!

Alors Martine, la main dans celle d'Eugène dit à la vieille dame.:

- Eugène et moi nous avons son enfant.

Et je réalise que l'enfant c'est moi.