femme_pleureLorsque Martine arrive, on l'emmène dans la grande salle commune. À l'époque il n'y avait pas de chambres individuelle. Le lit de Lucien est caché derrière un paravent.

En revenant d'aller chercher le coton, Lucien est tombé. On l'a mis sur son lit : il est mort. Pas de massage cardiaque, pas de réanimation. Une embolie, à ce qu'il parait. Les détails je ne les ai connus que des années après.

Martine voit donc Lucien mort. Mort ça veut dire quoi mort ? Qu'est ce que c'est mort ? Mort à 24 ans, ça existe ? Mais il ne peut pas être mort, on doit se marier.! 

La sœur de Martine est bien entendu dans tous ses états. Et Martine ne se pardonnera jamais de ne s'être pas libérée ce jour là pour aller chercher Lucien.

Martine appelle au secours Liliane et son fiancé Gérald.

Le reste se passe bien entendu comme dans un cauchemar. Les larmes de Marcelline qui avait tant lutté pour sauver son enfant. Les larmes de Liliane et de Colin. Martine me raconte qu'elle passait des après midi entières à pleurer avec Marcelline qui aurait du être sa belle mère.

Colin se marie et a un fils à qui il donne le nom de Lucien. Liliane et Gérald se marient aussi, mais personne n'est gai dans la famille Amour.

La famille de Martine la soutient aussi, mais on a pas trop le temps de se pencher sur ses états d'âme quand il faut prendre le premier train pour Paris à 6 h pour aller travailler. Martine s'assoit sur la banquette où il y a le chauffage pour ses bas puisse sécher. Elle n'en a qu'une paire qu'elle lave tous les soirs. Les frères de Martine ne veulent pas qu'elle reste seule dans sa petite maison, ils ont peur qu'elle ne fasse une bêtise.

Et puis un jour deux ans plus tard, Martine rencontre Eugène. Elle se dit "c'est le bon mais je ne suis pas prête".

À croire que Lucien avait tenu sa promesse, il était bien intervenu là haut pour que Martine rencontre quelqu'un de bien.

Et la vie reprend ses droits. Quatre enfants, des beaux parents, la maison de campagne.

Pourtant quelque chose demeure. Une blessure, une fêlure. Difficile à expliquer tout cela : Martine était heureuse avec Eugène, avec ses enfants... Il restait le blocage.

Je lui ai posé beaucoup de questions, mais elle pleurait dès qu'on prononçait le nom de Lucien. Ses sœurs en parlaient aussi, mais très peu. Plus tard Servane, proche de ma mère lui posera des questions aussi.

Il n'y a qu'avec Servane que j'en ai parlé. Un jour Servane m'a demandé comment c'était possible que Martine ait pu être avec quelqu'un d'aussi différent d'elle. Eugène, normand comme elle, sérieux, semble si bien assorti à elle. J'avais répondu à Servane que nous avions tendance à oublier que Martine a connu Lucien à 16 ans, qu'elle avait 19 ans quand il est mort. Ce que serait devenu leur amour, nous ne le saurons jamais.

J'avais 36 ans quand Martine m'a parlé de son blocage pour la première fois. Ce blocage a pris fin lors d'un événement très important dans sa vie et dans la mienne, j'y reviendrai.

Martine m'a offert le livre d'Annie Duperey, le voile noir que je vous conseille. Cette actrice a perdu ses parents quand elle était enfant. Comme Martine elle vivait, elle était heureuse, avait des enfants... mais il y avait ce voile noir. Jusqu'au jour où.

L'âme humaine est bizarrement faite. Nous pouvons avoir devant nous une porte, la clé pour l'ouvrir et ne pas l'ouvrir. Et puis un jour nous l'ouvrons et nous nous demandons comment nous n'avions pas vu ce que nous avions sous le nez. Peut-être n'étions nous pas prêt.

C'est ce qui se passe pour l'actrice auteur du Voile noir. C'est ce qui s'est passé pour Martine. Elle me donne avec le livre une lettre : mon voile noir, je l'ai appelé mon blocage, il a duré 27 ans...

J'ai lu Dolto quand j'ai été mère et j'ai compris, combien les deuils, même cachés d'une mère peuvent influer sur un enfant, surtout l'aînée. Je n'en avais pas conscience jusque très tard.

Et je crois que tout cela explique bien des choses. Si j'était une luronne contrariée, si j'ai passé mon enfance et mon adolescence à me poser trop de questions, à ne vivre qu'à moitié...

Et les rêves ! Les rêves de Martine, les miens... Ils étaient autant de clés pour ouvrir les portes.

Car c'est maintenant seulement que la vraie histoire commence.