L'Algérie fait partie de ma vie et pourtant je n'y ai jamais mis les pieds...

Je ne peux pas entendre la chanson de Serge Lama, l'Algérie sans avoir les larmes aux yeux....

Eugène a fait la guerre d'Algérie, et sans lui, sans mes oncles, sans toutes ces histoires, probablement que l'Algérie ne ferait pas partie de mon histoire.

Je regarde parfois les photos en noir et blanc de mon père, avec son chapeau kaki posant devant sa jeep. Les photos en uniforme, les autres photos moins posées, celles où une écharpe autour de la tête, il gelait, faisait les gardes de nuit. Ce n'était pas seulement le soleil, l'Algérie, il faisait très froid dans le désert.

Il me raconte l'histoire de ces petits arabes qui riaient en le voyant parce qu'il les faisait penser à Fernandel quand il souriait ! L'histoire de cet homme qui était dans sa garnison, qui voulait être prêtre, et qui partait tous les soirs parcourir la ville, parce qu'il voulait aller à la rencontre de ses habitants, alors que ses copains de chambrée tremblaient de peur pour lui. Le futur prêtre n'a jamais été prêtre, il s'est marié et c'était le frère de Martine.

Dans ma famille j'ai toujours entendu des mots de tolérance, alors que certains, il faut toujours un méchant. Cette guerre pourtant, les jeunes recrues ne l'avaient pas voulu. Eugène me parlait de ces bergers, leurs "ennemis" entre guillemets qu'on était allé chercher dans leur colline, pour leur mettre un fusil dans les mains.

Mon oncle, le frère de mon père m'a raconté cette histoire : un soir, lui et un camarade étaient de garde la nuit. Il faisait froid et ils avaient peur. Oui, peur ! Il n'y a que dans les films que les soldats sont valeureux. Mais là deux garçons de 18 ans sont seuls pour garder une caserne en plein désert. Et soudain ils voient une silhouette immobile qui les regarde. Toute droite dans la nuit, à quelques mètres. Que faire ? Nous sommes censés protéger les autres ! Finalement la peur l'emporte, et ils tirent !
C'était un âne :
- oui c'était stupide ! Nous avons tué un âne ! Parce qu'on avait les pétoches, on ne peut pas imaginer à quel point on avait les pétoches !

Un autre de mes oncles m'a raconté s'être trouvé, le fusil à la main, à peine deux jours après son arrivée. Et apercevant de lui à quoi ressemblait ses ennemis, se dire "je dois tirer sur ce type ? Mais il est comme moi !"

Eugène m'a raconté le désespoir de ces soldats qui voulaient rentrer voir leur famille. Ils trempaient des cigarettes  dans l'huile et les faisaient sécher au soleil, puis les fumaient pour attraper la jaunisse et rentrer chez eux pour Noël.

Mon père a ramené des souvenirs des chansons, toute une culture, tout un pan de vie.

Plus tard j'ai lu avec émotion "Les lettres d'amour d'un soldat de vingt ans" de Jacques Higelin qui montrent si bien le quotidien des soldats.

L'Après

Des années après, dans les années 70, Eugène a changé de travail. Il a postulé pour travailler dans une administration qui indemnisait les français d'Outre Mer.

Il avait devant lui une pile impressionnante de dossiers et se tuait à la tache. Car il pensait à tous ces pauvres gens partis du jour au lendemain, en abandonnant tout. Dans son bureau une carte de l'Algérie, des photos de maisons splendides, des dattes. Dans cette administration beaucoup de pieds noirs travaillaient, venus pour se renseigner, ils étaient restés. Il n'y avait pas que l'Algérie, bien sur, le Maroc, la Tunisie, le Vietnam.

C'est là que j'ai rejoint mon père, quelques années plus tard. J'ai travaillé là bas longtemps. Je suis née dans les mêmes années que les derniers rapatriés d'Algérie. Voilà pourquoi l'Algérie fait partie de ma vie.

J'ai eu plusieurs amis pieds noirs. L'attirance vient d'abord parce que je me sens proche de leur gaieté, de leur simplicité, de leur joie de vivre. Et leur histoire je la connais comme si c'était la mienne.

J'ai lu des lettres de grand mère qui me faisaient pleurer en me racontant qu'elles avaient laissé leurs morts au cimetière, je pleurais en lisant les récits des départs, je traitais les dossiers sans y croire.

J'ai toujours gardé ce sentiment bien présent en moi : rien n'est jamais acquis !
Du jour au lendemain on peut se retrouver dehors, la maison qui nous abrite n'étant même plus à nous !

Je ne fais pas de politique. Je me moque de savoir qui a tort qui a raison !
Je me dis simplement que j'aurais pu naître là bas, parce que mon père, militaire ou instituteur aurait demandé une mutation à Alger !

Et c'est ainsi que me le racontait les filles de mon âge que j'ai connu.

Un jour j'ai vu un reportage émouvant. Un homme rapatrié d'Algérie, appelons le René, n'avait jamais voulu y retourner, comme tous ceux que j'ai croisé. Et sa fille épouse un algérien, appelons le Karim.  Celui ci est le témoin du reportage, il travaille d'ailleurs avec une entreprise française. Il dit que l'Algérie ne peut pas ignorer la France et que la France ne peut pas ignorer l'Algérie.

Puis il organise le retour de son beau père à Alger. C'est lui d'ailleurs qui a tout filmé le retour de son beau père, sans savoir que cela servirait pour une émission de télé. Sa belle mère dit que René n'a jamais parlé de l'Algérie. Une fois sur place René se met à rechercher son ami d'enfance.
Il le retrouve enfin et les deux hommes s'étreignent en pleurant !

Je pleure aussi !

Ensuite René retrouve la sœur de son ami, qui raconte leurs souvenirs, les pique nique sur la plage, les repas entre voisins. Elle dit "nous n'étions pas des voisins, nous étions une famille !"
Karim s'étonne alors : il savait que son beau père vivait en Algérie et se demandait ce qu'il avait bien pu faire, sous entendu de mal...

- ici on a parlé des "méchants français" mais jamais on ne nous a parlé d'amitié entre les français et les arabes ! Les retrouvailles de René et de ses amis m'ont bouleversé !
Depuis ce jour, René va régulièrement en vacances à Alger.

L'Algérie fait partie de ma vie et pourtant je n'y ai jamais mis les pieds !