Il y a quel­ques années, Athéna avait 14 ans, Arté­mis 12. Lors­que nous allions à la Sau­va­geonne, les filles n’avaient pas encore de ban­des de copains, les vacan­ces se pas­saient sur­tout en famille avec les cou­sins. 

Athéna et Arté­mis étaient déjà très bel­les, nor­mal ce sont mes filles. Mes neveux Timo­thée, Chris et Luigi jouaient au ten­nis à Petite Col­line, ils étaient ins­crits au tour­noi. Leurs cou­si­nes aimait les accom­pa­gner, sur­tout mes filles qui se disaient qu’il y avait sure­ment des beaux gar­çons qui trai­naient dans le coin. 

Un jeune gar­çon en effet avait repéré Athéna. Magh­ré­bin, il por­tait un nom de paquet de ciga­rette, appe­lons le Lam­bert (pour Lam­bert and But­ler mar­que que per­sonne ne con­nait, et que je ne devrais pas con­naî­tre non plus, vu que je ne fume pas !) 

Lam­bert finit donc par abor­der Athéna ce qui est cou­ra­geux, vu qu’elle n’était jamais seule. Il pre­nait Camo­mille pour la mère d’Athéna, logi­que, vu que ma sœur est blonde.

Ils se par­lent, le jeune homme lui expli­que qu’à Petite Col­line il n’y a pas beau­coup de filles, ou qu’ils les con­nais­sent tous, alors for­cé­ment quand on voit une nou­velle, on la dra­gue !

Athéna ne tarit pas d’élo­ges sur le beau Lam­bert, il l’agace un peu car il ne l’appelle pas vrai­ment, il la “bipe” pour qu’elle rap­pelle, d’ailleurs c’est à ce moment là que j’ai appris que les jeu­nes “sans cré­dit” fai­saient ça !

C’est pres­que la fin des vacan­ces, hélas, Lam­bert lui donne ren­dez-vous au stade, où je l’emmène. Après ce qui se passe, je ne sais pas. En tout cas je n’ai jamais vu le beau jeune homme cet été là.

L’été sui­vant, je le vois, il tra­vaille à Picho où il rem­plit les rayons, ou alors il est à la caisse. Lui et Athéna n’ont jamais osé se repar­ler, pour­tant je disais à ma fille : mais dis lui bon­jour au moins ! Non on est trop timide ou trop bête à cet âge là ! 

Et puis les filles se sont fait des copains, une bande là où Lam­bert n’est pas.

Par con­tre quand Athéna a eu 18 ans, et que ses copains l’envoyaient ache­ter des biè­res au Picho, elle pas­sait à la caisse de Lam­bert, qui ne lui a jamais demandé sa carte d’iden­tité.

Moi par con­tre je le voyais régu­liè­re­ment. Je pas­sais tou­jours à sa caisse, il était tel­le­ment beau que c’était un plai­sir. Grand, mince bronzé, un visage aux traits fins que j’aurais bien pris en photo, de grands yeux noirs.

Je savais qu’il ne tra­vaillait que l’été au Picho. De petit jeune ado à peine plus grand qu’Athéna, il était devenu avec les années un grand jeune homme. En plus de son phy­si­que d’Ado­nis, il était gen­til, poli, ser­via­ble. De quoi don­ner des leçons à tout ceux qui pen­sent que les jeu­nes magh­ré­bins sont des (des quoi au fait ?)

Quand je pas­sais à sa caisse, il rem­plis­sait mes sacs, je n’avais plus rien à faire. Si j’atten­dais à une autre caisse et qu’il rem­plis­sait les rayons, il me fai­sait signe de venir et ouvrait sa caisse. Même si il y avait 10 per­son­nes à sa caisse, et deux à l’autre, je choi­sis­sais sa file, et je râlais inté­rieu­re­ment si une autre cais­sière me fai­sait signe de venir ! Je n’étais pas la seule “ména­gère de moins de 50 ans” à choi­sir la caisse de Lam­bert ! Mais j’avais bien repéré qu’il ne rem­plis­sait pas les sacs des autres ! Nana­nère !

Il savait que j’étais la mère d’Athéna peut être ? Mais j’appré­ciais sa gen­tillesse, quelle qu’en soit la rai­son, car les pari­sien­nes n’ont pas for­cé­ment la côte à Petite Col­line.

Quand je venais avec Athéna, elle me disait : non pas lui, je n’ose pas ! Je pro­tes­tais : mais c’est le plus gen­til, il rem­plit mes sacs, et en plus il est beau ! L’autre cais­sière elle a des mous­ta­ches ! 

Il par­lait peu, une seule fois j’ai entendu sa voix. Ma carte bleue fai­sait des sien­nes, et j’ai du tout lais­ser en plan pour aller cher­cher du liquide à Petite Col­line. J’étais gênée de le déran­ger en reve­nant, mais il a été char­mant. Je me sou­viens que j’avais repère l’élé­gance de ses mains, la grâce de ses ges­tes, j’ai un fai­ble pour les mains !

L’été der­nier je ne l’ai pas vu au Picho. Je me suis dit qu’il avait du trou­ver un autre job d’été. Et puis je n’y ai plus pensé. 

Le week-end der­nier, quand j’étais à la Sau­va­geonne avec Athéna, j’avais ren­dez vous avec une jeune fille, Amé­lie qui est une amie. Elle a l’age de mes filles, mais c’est une copine. Athéna m’avait accom­pa­gné au café du cen­tre.

Nous par­lons de plein de cho­ses et puis nous en venons à par­ler des jeu­nes qui rou­lent bour­rés. Amé­lie a un jeune frère, char­mant aussi, et elle l’empê­che de pren­dre le volant quand il a trop bu, tout comme je l’ai fait sou­vent avec d’autres. Je dis que je n’ai pas envie d’aller à leurs enter­re­ments, et elle me dit qu’un gar­çon qui était au col­lège avec elle s’est tué en juillet der­nier.

Puis elle me demande où est la Sau­va­geonne, car cha­que fois que je l’ai invi­tée il y a eu un imprévu et du coup elle n’est jamais venue. Je lui expli­que, je lui parle de la dépar­te­men­tale, du virage. Elle me dit alors : mais c’est par là qu’il s’est tué, il rou­lait trop vite… Lam­bert !

Je répète esto­ma­quée : Lam­bert ! Et Athéna blê­mit éga­le­ment. Amé­lie nous donne des détails, et  je reste sous le choc. Ensuite bien sur nous par­lons d’autre chose, mais il est là… Dans ma tête, dans mon cœur, dans mes états d’âme.

Je ne veux pas y croire, je le revois, si beau, si jeune, toute la vie devant lui…
En par­tant Athéna me dit comme à son habi­tude : il faut que j’appelle ma sœur. Je lui dis que je n’en reviens pas de l’appren­dre pres­que un an après, il s’est tué début juillet au début de nos vacan­ces. Bien sur nous n’avions pas d’amis com­muns, mais les agri­cul­teurs amis de Mar­tine auraient pu en par­ler.

Je l’ai dit à Mar­tine qui elle aussi a été cho­quée. À cause de la petite his­toire avec Athéna tout le monde le con­nais­sait dans la famille.

J’y ai pensé le soir en me cou­chant, j’y ai pensé plu­sieurs jours, j’y pense encore sou­vent. J’y pen­se­rai quand je retour­ne­rai à Picho puis­que main­te­nant je sais pour­quoi il n’est pas revenu tra­vailler l’été.

Je me dis même que le des­tin me joue un tour cruel, pour­quoi près de la Sau­va­geonne ? Com­ment peut on venir mou­rir près de la Sau­va­geonne ?

On ne peut pas croire qu’un gar­çon jeune, beau, tel­le­ment réel, tel­le­ment vivant est passé de l’autre côté.

Ces nou­vel­les là font un vide au cœur, lais­sent un sen­ti­ment de révolte et d’injus­tice…

Mar­tine dit que ça devrait être les grands mères comme elles qui par­tent, pas les jeu­nes.

J’essaye­rai de savoir quel est le poteau qu’il a heurté, et j’y dépo­se­rai des fleurs.