19 h 06

Je ne sais pas si ça arrive à tout le monde, mais ce soir ça m’arrive à moi. Il y a des soirs comme ça.

La plupart des soirées, des jours de travail se ressemblent. Ceux où je ressors pour mes cours de danse et où je suis contente de sortir. Ceux où je ne sors pas et je suis bien contente de ne pas avoir à ressortir et contente de passer une “ soirée série” ou lecture.

Et puis il y a les soirs comme ce soir. Je suis rentrée tôt. Il fait déjà nuit. J’ai donné à manger à mon chat, je me suis changée, j’ai fermé les volets, allumé mon pc et mis en route une série car il est encore trop tôt pour les infos.

Et puis tout à coup j’ai regardé l’heure, et j’ai arrêté la télé.

Il est tôt.

Je me sens terriblement seule. Cela fait combien d’années que je suis seule ? Des siècles ! Je ne compte même plus. Toutes ces années de solitude, puis les quelques années de mariage. Les années avec mes filles, où je n’étais pas seule, mais seule quand même.

Et combien de temps encore ? Je pense à Martine qui ose se plaindre de sa solitude ! Comment ose t-elle ? Mon père est mort depuis 10 ans, 10 ans de solitude qu’est ce que c’est ? Elle venait d’une famille nombreuse, puis elle a été en couple, toute sa vie. Bien sûr il y a eu les enfants, les enfants sont toujours là et seront là d’une manière ou d’une autre, mais ce n’est pas pareil.
Mais elle  n’a jamais été seule. Elle a connu un nombre impressionnant d’années de mariage, plus que je n’en connaîtrais jamais, il est trop tard pour moi.

Je ne veux pas dire que le mariage c’est la vie en rose, je ne suis pas naïve non plus.

Tout à coup je donnerais n’importe quoi pour que quelqu’un m’appelle. Les petits, Artémis et Jérémy sont partis en vacances depuis deux semaines. Pourtant Jérémy m’a appelée juste quand je suis arrivée à la maison, j’ai échangé des méls avec Athéna aujourd’hui.

Mais j’étouffe soudain.

J’ai envie de remettre mes chaussures et d’aller marcher un peu dans la ville. Mais non pas le courage. J’ouvre la porte et je sors dans le jardin.

Il y a des moments où les années à venir me semblent insurmontables. Moi l’éternelle optimiste, moi qui passe mon temps à rêver, qui ai toujours des idées de vacances, toujours envie d’acheter le dernier apn ou le dernier pc.

Même Athéna disait récemment à Martine : maman quand elle ne va pas bien, ça ne dure jamais bien longtemps ! Elle a déprimé un instant à cause de sa voiture, elle en a une nouvelle et là voilà repartie !

Mais personne ne sait rien de ces soirs là. Non je ne vais pas appeler mes filles, je ne vais pas les inquiéter. Et puis une fois sur deux elles sont sur répondeur, et puis que pourraient-elles faire pour moi ? À part me dire : allez courage ma petite mère !

Non je ne vais pas appeler Martine. Elle s’inquiète tout le temps, pour un oui ou pour un non, et puis elle me proposerait de venir la voir, et le remède serait pire que le mal. Je trouve sinistre son studio, triste, sombre, et même si je fais tout pour égayer l’atmosphère, je me lasse vite de l’entendre se plaindre… jamais gaie ou si rarement !

Non je ne suis pas si seule, j’ai des amis, j’ai d’ailleurs passé une bonne soirée samedi. Et je dis toujours que je suis heureuse d’avoir deux cours de danse par semaine, même si parfois, surtout l’hiver, c’est dur de se bouger, une fois que j’y suis, je suis heureuse de danser, de papoter, de vivre quoi ! Tous les célibataires le disent, parfois il faut se pousser aux fesses pour bouger, mais une fois qu’on y est, ça fait du bien.

Je pense quelquefois à la chanson : m’étendre sur l’asphalte et me laisser mourir. Parce que parfois j’ai l’impression de ne plus attendre grand-chose, de ne plus avoir grand-chose à attendre de la vie.

Mes filles sont amoureuses, elles sont en couple. Quelle chance ! Une chance que je n’ai jamais eu à leur âge.

Elles ont encore besoin de moi ? Oui peut être, mais bon.

Un jour ou l’autre, maman va quitter ce monde. Ce sera terrible de perdre la seule personne qui se soucie réellement de moi.

Ma tribu ? Je n’ai guère d’illusion là-dessus. Je connais leur qualités, et je ne me plains pas plus que ça, dans l’ensemble nous sommes liés, jamais fâchés.
Mais je doute qu’ils me rendent beaucoup de visites ni ne m’invitent ! D’ailleurs à part pour les fêtes de famille, jamais personne ne me dit : viens diner ce soir ! Alors que nous habitons des villes voisines. Pourtant une personne seule c’est pas comme si on devait cuisiner pour 12 !

Si un jour par miracle je devais vivre avec un homme, je deviendrai intéressante, on nous inviterait à dîner, j’en mettrai ma main au feu !

Athéna me dit souvent qu’elle leur en veut, surtout que moi je considère toujours ma tribu comme un pilier. Malgré mes désillusions, je souffre encore à cause d’eux. Il n’y a guère qu’avec Servane que j’ai une relation “ normale ” on s’écrit tous les jours, on partage des choses, nous sommes différentes mais nous avons les mêmes valeurs.

Mais le jour où Martine ne sera plus là, le pilier, le chaînon qui nous relie, il n’y aura plus rien, plus grand-chose !

Et pas la peine que pour enfoncer le clou, je pense à la succession et à l’obligation de vendre la Sauvageonne que je ne pourrais pas racheter. Alors là, si j’imagine cela, si j’imagine des étés où je ne saurai pas où aller, je n’ai qu’une envie, me rouler en boule et attendre la fin. Sans compter que mes filles souffriront terriblement et m’en voudront.

Appeler quelqu’un mais qui ? J’ai fini par me lasser de parler à qui n’écoute pas. Ce n’est pas que les gens n’écoutent pas, c’est juste que parfois on voudrait juste être comprise. Parfois on aimerait entendre un mot magique, entendre une phrase réconfortante. Juste un peu d’empathie, juste ça !

Artémis et Jérémy parlent de partir vivre dans le Sud. Mais j’habite en Ile de France, MERZUT ! Ce n’est pas comme si j’habitais à ploumenzec les deux églises !

Il y a tout ce qu’il faut ici ! Les transports, les magasins, les cinémas, les restos, les lumières la nuit ! 
Pourquoi mes filles veulent elles habiter la campagne, alors que nous sommes des citadines ?

Je ne leur demande pas d’habiter à côte de chez moi, mais pourquoi partir si loin ?

Tout ce que je voulais c’était une famille. Je rêvais de dimanche où je les recevrais tous, je rêvais de Noël, mais c’est la croix et la bannière pour être tous là en même temps ! J’ai parfois l’impression de mendier, et je vais finir par détester Noël ! Alors que mes filles m’ont dit si souvent qu’il n’y a que chez moi, chez nous avec moi que Noël est réussi ! Un comble !
Hé oui je me moque bien d’être une femme célibataire qui a un amant caché si j’ai tout ça, si je peux vivre en famille le dimanche !

Avec les petits nous décidons parfois de commander une pizza chez eux ou chez moi. Souvent je passe chez eux dire bonjour ou apporter quelque chose. Même si on ne se voit pas pendant une semaine, je sais qu’ils sont tout près.

Ils sont déjà partis un an vivre à Petite Colline. Je sais ce que c’est quand mes deux filles sont loin. Morne, triste, long.

Jérémy voudrait que je déménage, que j’aille habiter Grande Ville du Sud. Mais d’une part ce n’est pas possible et d’autre part, je n’ai aucune envie de repartir de zéro dans une ville où je ne connais personne, où je serai encore plus seule qu’ici.

Il me reste encore quelques réserves de larmes pour les soirs comme ce soir. Mon Dieu que la vie est longue !

Et pourtant parfois j’ai peur qu’elle ne soit trop courte ! Mais pas les soirs comme ce soir.