Le lendemain

Personne n’est allé travailler. Athéna est allée en cours, elle était triste mais ne voulait pas dire à ses copines ce qui n’allait pas. Artémis a voulu rester à la maison. Cela m’ennuyait un peu de la laisser seule. Elle a dormi presque tout le jour, à un moment elle ouvert un œil. Elle m’a dit plus tard qu’elle avait vu son grand père dans sa chambre, en train de réparer sa serrure. Il lui a parlé. Rien d’anormal, elle se rendort. Elle n’en a parlé que beaucoup plus tard. 

Je vais à l’hôpital avec Camomille et Martine. On nous dit qu’Eugène respire tout seul, il n’a plus de tuyaux. Il était solide finalement ! Martine parle sans arrêt, elle raconte des histoires qu’elle nous a cent fois racontées et qui sont interminables. C’est insupportable, mais Camomille me dit : “laisse la parler, c’est sa façon d’évacuer le stress”. Récemment quand mon oncle et ma tante sont morts, j’ai arrêté tout de suite ma mère : non pitié, je sais déjà tout ça ! 

On nous a fait sortir pour des soins, en revenant dans la chambre, ma mère me dit : regarde il pleure, il a entendu tout ce qu’on a dit !
- mais non maman ! On lui a mis des gouttes dans les yeux !

Le samedi je suis retournée seule avec ma mère à l’hôpital. Je ne dormais pas la nuit, j’ignorais combien de temps allait durer cette attente, nous savions que c’était fini, mais cliniquement Eugène vivait encore.

Puis il s’éteint

Le dimanche dans la nuit, Eugène s’éteint. Marianne m’appelle en pleine nuit. Je pleure. Le lendemain matin seule dans ma cuisine je pleure sans discontinuer, une de ces crises de larmes qu’on ne peut arrêter, dont on se dit qu’on ne sortira pas, que plus jamais on ne sera “normale”. Je ne suis plus qu’un trop plein de larmes, si on me secoue, je deviens une fontaine.

Les jours qui suivent

Rien n’existe plus que cette douleur atroce, insurmontable. Je déteste ces gens qui vivent, qui ne savent rien, mais il est mort, puisque je vous dis qu’il est mort ! Comment pouvez vous vivre comme si de rien n’était. Je rencontre ma voisine en allant chercher le pain, elle voit tout de suite que je ne suis pas dans mon état normal.

Puis vient le jour où je vais aux pompes funèbres avec Servane et Martine. Choisir un cercueil pour mon père, je ne savais pas que c’était possible. Nous nous mettons d’accord pour ce bois acajou qui rappelle les meubles qu’il bricolait. Martine découvre sans peine et sans peur, la tombe où elle aussi sera un jour, dans le grand cimetière.

Nous nous relayons pour dormir chez Martine qui ne veut pas dormir seule. Petits, en vacances sans mon père, nous dormions chacun notre tour avec ma mère. J’avais vite mis fin à cette pratique que je n’aimais pas, je pensais que c’était parce que j’étais l’aînée, j’avais grandi plus vite.

Mes sœurs et mon frère ont tous voulu dormir avec ma mère, chacun leur tour. Pas moi,  j’ai retrouvé ma chambre de jeune fille avec des sensations étranges, une nostalgie, un gout de plus jamais.

Un matin où c’était le tour de mon frère, je suis rentrée dans la maison. Voir mon frère dans le lit de mes parents, à la place de mes parents, m’a causé un profond malaise. J’ai peut être trop lu de livres de psychologie, mais je trouve cela malsain !

Et dire que c’est moi qu’on considère comme l’immature fantasque !

Je me souviens de certains moments : Coralie est sortie de l’hôpital, elle a une béquille. Camomille va très mal : elle n’a jamais su souffrir en silence, et réagit très mal en période de crises : cris, hurlement, comportements irrationnels, conflits, régressions.

Pour calmer le jeu, et parce que nous en avions assez d’être enfermés chez mes parents à boire des cafés avec la famille qui passaient tous, j’ai emmené Camomille et Coralie, les deux blondes.  sur un banc sur le boulevard tout près. Un endroit où ne faisions que passer, jamais d’arrêt. Pour une fois Camomille ne parlait pas, et Coralie si jeune était une présence rafraichissante.

C’est dans ces moments là que j’ai vu que chacun vivait le deuil à sa manière. Je voulais bien la présence de ma tribu, mais je n’avais pas envie de parler. Les monologues de Martine me saoulaient, les crises de Camomille m’agaçaient.

Avec mes filles c’était différent. Je me souviens de m’être arrêtée au milieu de l’escalier, de m’assoir sur une marche et de pleurer, Athéna a simplement posé la main sur mon épaule. Je me souviens d’un matin frais, où je me suis assise dans le jardin, Artémis s’est simplement assise à côté de moi.

Parfois j’avais l’impression qu’on me volait mon deuil : Martine pensait pour tout le monde “il nous manque, il pensait ceci ou cela”. Non je ne voulais pas de ça, j’avais ma relation avec mon père, elle avait la sienne, chacun son deuil, chacun son défunt. Il était mon père, il était son mari, elle  n’avait pas le droit de “penser à ma place” comme elle l’avait toujours fait !

Plus tard, j’ai vu des choses pas très agréables mais guère surprenantes : si nous avons toujours été une famille unie, nous ne sommes pas une famille idéale. Servane et moi proches d’Eugène avons mieux vécu la succession : il nous en avait déjà parlé. D’ailleurs nous somme les seules à avoir pris les tableaux que mon père aimait, car nous savions pourquoi il les aimait.

Camomille a eu besoin d’un bouc émissaire, Servane qui soi disant était “trop sérieuse, trop juriste”. Lors des “réunions”, Camomille se comportait en gamine, n’écoutait rien, et appelait ensuite ma mère pour qu’elle lui explique. Immature, elle avait aussi besoin d’un allié, Cédric, qui se laisse entrainer, et la voilà à se plaindre de sa soeur, à se battre pour une stupide coiffeuse, qu’importe l’objet qui n’est qu’un enjeu, d’ailleurs personne n’en a voulu ! Un jour en l’absence de Servane, je me suis fâchée, j’en ai eu assez de les entendre casser du sucre sur le dos de Servane. Cédric a fini par reconnaitre ses torts. 

À partir de là j’ai toujours refusé d’entendre dire du mal des autres en leur absence, quelle que soit mes relations avec eux. J’ai fait taire Martine la première, car sans son exemple, nous n’en serions pas là ! 

Je pense que maintenant ma fratrie a gagné en maturité,  mais je n’en crains pas moi le pire pour l’avenir. Cependant moi je suis tout à fait prête à réagir rapidement si il le faut !

Et dire que c’est moi l’immature trop fantasque !

L’enterrement

Benjamin et mon frère étaient fâchés depuis le remariage de mon ex mari.Benjjamin et Cédric étaient amis avant que Benjamin ne soit mon mari. Mais Cédric a refusé d’aller au deuxième mariage de Benjamin. Benjamin lui en a voulu : on se connaissait avant toi !
- Oui mais je suis sa sœur, mets toi à sa place !

Mon frère est le seul qui voulait bien voir le corps de mon père. Lors de la mise en bière, Benjamin, Cédric, et le frère de mon père étaient les seules présents. Une fois que le cercueil s’est refermé, Cédric s’est écroulé en larmes dans les bras de son ex-beau frère : les deux hommes ne seront plus jamais fâchés.

Je ne suis jamais sentie aussi seule que le jour de l’enterrement. Il n’y avait que des couples et j’étais seule. Artémis ne quittait pas cousine Coralie pour l’aider avec sa béquille, Athéna était accrochée au bras de son père. Seul Jean-Louis, mon regretté beau-frère avait montré un peu de sollicitude pour moi, en me disant de ne pas prendre ma voiture, qu’il m’emmènerait.

Pendant la messe, Luigi pleure à fendre l’âme et brise le cœur de tous les adultes présents.

Laurent est arrivé en retard comme d’habitude à la messe., et il est venu seul comme pour tous les moments importants de ma vie.
Après la bénédiction du cercueil, il est passé près de moi, sans me voir, j’étais sur la chaise au bout de l’allée. Je l’ai arrêté. Il m’a fait la bise, puis est resté à côté de moi. Merci d’avoir été là, Laurent.

Marine

La petite Marine a été traumatisée. Elle était sur les genoux de son grand père. Ensuite dès qu’un de ses frères, ou sa grand mère s’endormait, elle le secouait : non, ne ferme pas les yeux ! Sa mère puis un prêtre ami de la famille ont essayé de lui expliquer les choses. Marine en a conclu que Jésus était un méchant qui a pris son grand père.

Marine a fait un dessin où l’on voit son grand père assis avec elle sur les genoux, sa grand mère qui fait les crêpes, Luigi. Puis dans les coins de la feuille, des oiseaux qui représentent ses deux autres frères, son père et sa mère, loin de la maison.

Son autre grand mère, une psychologue, a conseillé à ma sœur de montrer la tombe à Marine. Marine n’était pas venu à l’enterrement, et elle a pensé qu’il fallait qu’elle comprenne où était son grand père. Le résultat a été catastrophique !

Marine, accompagné de Martine et de sa mère, voit la tombe, c’est de la terre, pas encore de pierre tombale. Marine pousse la plante, creuse la terre de sa petite main : donne moi la main Eugène, je vais t’aider à sortir, aide moi grand mère !
Martine pleure tellement que Camomille abrège très vite la séance cimetière. Marine a bien compris que Eugène est dans la terre. Souvent elle dit à sa grand mère : ne va pas dans la terre, ne meurs pas. Elle dit la même chose à ses frères.

Longtemps, elle l’empêchera de faire la sieste, non Grand mère, ne ferme pas les yeux, je ne veux pas que tu ailles dans la terre. Marine a fini par grandir. Elle a dans sa chambre une photo de son grand père qui la serre contre lui. D’ailleurs c’est son grand père qui a refait toute sa chambre, avant de partir.

Après

Je me souviens de ce premier été, où je suis partie à la Sauvageonne, avec sa voiture, Martine, mes filles, le chat très mal éduqué par mes parents, qui avait l’habitude de se promener partout dans la voiture, y compris sur les pieds du chauffeur. Je me souviens de m’être retrouvé là, clés et tournevis en main à ouvrir les portes qu’il avait fermé pour la dernière fois l’été précédent. Je me souviens m’être félicitée d’avoir si souvent bricolé avec lui. Je me souviens des appels de Servane qui pleurait en rangeant la maison de mes parents. 

Le temps a filé. Il me manque encore bien souvent.

Ces billets ont été difficile à écrire, les larmes aux yeux… C’est néanmoins un bonheur de partager ces émotions avec vous.