À l’époque, nous passions une partie de l’été dans la maison de campagne en Normandie. Ma mère ne travaillait pas et passait la semaine avec nous. Le vendredi soir après son travail, mon père nous rejoignait.

Quand l’heure de son arrivée approchait, nous allions à pied sur la route à la rencontre de mon père. J’avais 17 ans, Laurent était souvent occupé par sa petite amie de l’époque.

Ce jour là, nous partons à 4, puis nous arrivons près d’un champ où Emile, agriculteur et père des nos amis d’enfance, est en train de moissonner. Au bord de la route un tracteur avec une remorque, c’était Hubert, un garçon de mon âge, cousin de la famille d’Émile qui s’en occupait. 

Hubert nous dit de monter sur la moissonneuse, c’est marrant ! Je monte avec mon frère, Hubert reste dans le tracteur et c’est Émile qui conduit la moissonneuse. Mes deux sœurs préfèrent repartir à la maison. Nous arrivons tout au bout du champ, et nous voyons passer la voiture de mon père. Cédric veut descendre de la moissonneuse, je proteste, nous sommes bien trop loin de la route, autant attendre que la moissonneuse ait fini sa rangée et revienne vers la route. Mais mon frère ne m’écoute pas et part me laissant seule avec Émile. 

À un moment Émile arrête la moissonneuse car les blés sont couchés. Il m’explique, au cas où je n’aurais pas compris, que ce sont des amoureux qui font des trucs dans les blés. Puis il me demande si je le fais aussi, je ne réponds pas. Ensuite il me fait des allusions coquines, et me demande pourquoi je ne viens pas le voir quand sa femme n’est pas là !

Je suis tétanisée. J’ai 17 ans, mais je suis encore très naïve, cet homme est le père de mon amie d’enfance, je l’ai toujours connu. Mon père à moi c’est un père, un vrai !
Jamais je ne pourrais, ne serait ce que l’imaginer faisant des avances à une amie à moi ! Quand à la “femme” dont Émile parle avec une telle légèreté, je l’adore, il n’y a pas plus gentille, aujourd’hui encore j’ai gardé le contact avec elle !

Quand il passe près de moi en remontant le petit escalier de l’engin, je suis terrorisée, mais je ne bouge pas. J’ai tout de même l’intuition qu’il ne tentera rien, il se croit juste irrésistible !

Quand nous rejoignons enfin la route, Hubert nous fait signe. Le voir est comme une bouffée d’oxygène pour moi : c’est un jeune ! À l’époque, je devais être un peu comme Artémis aujourd’hui : totalement dégoutée par les vieux, c’est à dire ceux qui ont passé 25 ans !

Je rentre enfin chez moi, et je passe un savon à mon frère, qu’est ce qui lui a pris de me laisser seule, je lui raconte l’histoire, et il me répond que je raconte n’importe quoi, Cédric a hérité de Martine le gêne “Autruche”… Si, si ça existe !

Je raconterai ensuite l’histoire à Martine qui me répondra : “ça ne m’étonne pas” sans plus de réaction.
J’ai été très choquée !

Si mes filles m’avaient raconté un truc pareil, j’aurais pris aussitôt ma cape et mon épée pour aller pourfendre le malotru et le menacer de tout raconter à sa femme !

Des années plus tard, devenue adulte (enfin si tant est que je le sois, pas sûr) j’en ai de nouveau parlé à Martine, en faisant un long discours ! Je lui ai dit que sa réaction était très choquante, que c’est comme ça qu’il arrive des trucs horribles dans les familles, si les parents traitent avec autant de désinvolture les propos de leurs enfants ! Si cela arrive dans une famille “normale” comme est censée être la mienne, qu’est ce que ça doit être dans celles où l’enfant n’a pas la parole ou encore si on fait peu de cas d’eux !

Martine m’a répondu une bêtise dans le style : “on savait que tu ne risquais rien”, réponse toute faite, d’abord qui était “on” vu que je n’en ai pas parlé à mon père, et que je ne risquais rien, ben oui vu qu’il n’était rien arrivé, facile à dire après coup !

Le seul qui m’a prise au sérieux c’est Laurent. Et pourtant j’ai eu vraiment du mal à lui dire, car Émile n’était autre que le père de sa petite amie Brenda. Je savais que j’avais changé à jamais l’image qu’il s’en faisait, je savais que Laurent se sentirait écartelé…

Mais je ne pouvais pas lui cacher, et il a su m’écouter.