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Pourtant j'ai l'impression de ne pas avoir tué tous mes démons. Même si l'histoire s'éloigne. Quand Martine en parle, je lui dis "ça fait 40, 41" facile à trouver les chiffres, c'est mon âge.

Et puis vient le jour où Eugène quitte ce monde.

Cette fois le passé est bien mort. La tombe grise est reléguée loin, loin.... Merci Lucien de m'avoir donné la vie.

Ma détresse, mon chagrin d'orpheline, mes souvenirs d'enfance, mon passé, ils sont là dans cette tombe rose.
C'est là que je vais me recueillir, c'est là que repose mon père, le seul que j'ai connu, le seul que j'ai aimé.

Le secret pourtant était encore solide, et c'est dommage, je trouve.

Un dimanche en famille où nous regardions des photos, Chris, mon filleul, 15 ans environ, tombe sur une photo de moi bronzée :

- ma parole, ce que tu es noire.! On dirait une black.!

- Normal" lui dit Artémis, elle est réunionnaise.

Il rit presque : "pourquoi elle et pas les autres ?"

Je le regard étonnée : "tu ne sais pas ?".

Non il ne sait pas. Les filles lui explique. Il est tout tremblant, troublé. Je le console presque :

- ça ne change rien, tu sais.! C'était mon papa, et le grand père des filles.!

Je me suis dit que c'était dommage, pourquoi de tels tabous ? Pourquoi devait il apprendre tout ça après la mort de son grand père bien aimé ?

Pourtant ce n'est pas leur histoire, à mon avis ce n'est pas non plus celle de mes filles, ou alors de très loin.

Quand aux autres enfants de Camomille ils ne sauront probablement jamais, je pense que les enfants de Servane ne le savent pas non plus, seul Cédric en a parlé à ses filles.

Maintenant c'est loin tout ça. Mes différences, je les connais, je les aime. Quelque part je suis créole, je me définis souvent aussi comme une bohème organisée.

Et ce n'est pas un hasard si je me sens plus chez moi, si un jour j'ai trouvé mes racines, dans le Sud, quand mes parents ont commencé à y aller en vacances en 1965. J'avais trouvé mes racines, dans un coin de France dont je ne suis pas originaire.

Je ne ressemblerai jamais complètement à mes sœurs et mon frère, mais aujourd'hui je me dis que si je suis rebelle alors qu'ils sont plutôt moutons, c'est que c'est comme ça, c'est mon caractère.

Je ne vis plus avec eux, je ne suis plus obligée d'expliquer l'été pourquoi je bronze. Et quand je rencontre des personnes nouvelles, vu que Eugène n'est plus de ce monde, si je ne ressemble pas à Martine c'est que je ressemble peut être à l'absent.

J'avais une propension à me poser des questions, un goût pour l'introversion. Mais j'ai fait mon chemin seule. J'en suis sortie plus forte. J'ai une envie de vivre qui ne s'éteint pas, un appétit de tout connaître, surtout les gens.

Aujourd'hui quand Martine m'envoie des petits piques, ça me laisse de marbre, je le prends même avec humour :

- tu aimes bien dire des méchancetés à ta fille.!

Martine a toujours été très possessive, très intrusive, et son amour excessif peut parfois basculer dans une haine surprenante. Si ça lui fait du bien.! Pourtant je reste sa préférée, la plus disponible, la plus facile à vivre, malgré les petits agacements.!

Un jour début avril, Martine me dit  : ça fait 50 ans que Lucien est mort.!

- tu y penses encore.?
- ça ne s'oublie pas ces choses là.!

Lucien avait promis à Martine de lui envoyer un homme bien. Il avait tenu promesse. Les rêves à messages, les miens et ceux de Martine avaient cessé. Et pourtant pour les 50 ans de sa mort, Martine m'a raconté un rêve troublant :

Martine est dans sa rue, elle sort de chez elle, et elle tient par le main une petite fille brune.

Elle voit Lucien qui hésite devant une porte cochère,  qui cherche son chemin, elle lui dit :

- mais que fais-tu là ?

- C’est Eugène qui m’a dit de venir te voir, pour voir si tu allais bien.!

- mais tu te trompes de numéro, j’habite au 36.!

Et puis tout à coup, Martine hésite, elle se dit qu’elle va l’emmener dans une maison qu’il ne connaît pas, qui n’est pas la sienne.

Elle lui dit :

- tu sais ça fait très longtemps que tu es parti.! J’ai refait ma vie…

Il lui dit : “ non rien a changé, ne t’en fais pas.! ”

Il prend l’autre main de la petite fille brune et ils marchent tous les trois.

FIN