muguetÇa fait longtemps que je veux lui rendre hommage… Mais c’est difficile, c’est comme profaner une tombe… Toucher à l’intouchable. Demain c’est le premier mai. Il m’apportait toujours un petit brin de muguet ce jour là. Depuis sa mort en 2003, mon frère a pris la relève pour que je ne sois pas en manque de muguet, parce que mes filles oublient souvent…

Il me manque encore bien souvent. J’entends sa voix. Je pense à lui quand je lis un livre que j’aimerais lui faire lire, quand quelque chose casse chez moi et que je ne peux plus l’appeler pour bricoler, quand je vois un objet qui lui aurait plu, un événement, une maison, un endroit… et que je sais ce qu’il aurait dit, ce qu’il aurait pensé…

Mon papa Eugène c’était mon dieu, mon idole, je l’admirais, je le craignais un peu, j’étais fière de lui comme il était fier de moi…
Il était à la fois bricoleur et érudit, ce qui a toujours forcé mon admiration. De plus il avait un peu touché à tout : il savait jouer du violon et peindre. Il collectionnait les antiquités, les beaux objets.

C’était un homme intègre, sérieux, un mari et un père aimant. Même si il a toujours pris son travail au sérieux, il ne vivait que pour sa femme, ses enfants, sa famille. Rien ne comptait plus que cette vie là. Sa maison et sa maison de campagne, c’était aussi un fils attentif qui s’est occupé de ses parents jusqu’au bout.
Il n’aimait pas les voyages. Avec ma mère ils recevaient quelques amis, mais pas beaucoup. Pourtant il a toujours été charismatique, apprécié pour sa gentillesse, son intelligence et son humour, mais les amis comptaient peu pour lui. Sa famille c’était sa bulle.

Il rêvait d’avoir un seul fils et plein de filles parce qu’il aimait l’ambiance que mettent des filles dans une maison. C’est sûr que le maquillage qui traine, c’est mieux que les chaussures de foot ! Pari réussi avec trois filles et un garçon.

Ce que Eugène aimait par dessus tout c’était partir en vacances avec ses quatre enfants dans la voiture. Il ne voulait pas qu’on le quitte. Il rêvait, comme dans Dallas, d’une immense maison où nous aurions tous vécu, ses filles avec maris et enfants, son fils avec femme et enfants. Il a très mal vécu nos départs, s’en plaignait à ma mère.

Il faisait rire un de mes beaux frères, car dès que l’une de nous avait un coup de blues, il disait à ma mère :
“ben qu’elle revienne à la maison”. Sous-entendu : le mari on le laisse, (un détail) les enfants pas de problèmes, elle les prend ! 
Ma mère lui expliquait que revenir chez ses parents c’était régresser et pas si simple !
Il a été aussi un grand père parfait. Patient, poussant les landaus, regonflant les vélos, trois petites filles à la fois sur les genoux, lisant une histoire ou regardant un dessin animé…

Mes premiers souvenirs sont très lointain. Je devais avoir 3 ou 4 ans. J’étais à la maison de campagne, je regardais mon papa en pantalon de velours côtelé bêcher pendant des heures. Puis quand il s’apprêtait à rentrer dans la maison, je posais ses chaussons à la porte, et je courrais me cacher. Mon papa me cherchait pour me prendre sur ses genoux, m’apprivoiser…

Mais Eugène c’était aussi l’élégance. Quand il travaillait, il portait un feutre et un costume trois pièces. J’étais fière de lui, j’aimais caresser sa cravate. Il m’emmenait à la maternelle et je ne voulais pas le quitter, alors il me donnait son grand mouchoir à carreaux pour que je sente son odeur.

J’ai une photo de cette époque. Mon père qui ressemble à Humphrey Bogart avec son chapeau, ma mère en tailleur, talons aiguilles et chignon banane, et moi toute petite au milieu, cheveux noirs et courts et robe en organdi. Photo d’une époque lointaine où on a l’impression que tout était rose : les couples s’aimaient pour la vie.

Eugène était fonctionnaire. Il appartenait à cette génération où on est fier d’être fonctionnaire, où on se sent investi d’une mission.  Il était chef et a toujours laissé le souvenir d’un homme intègre et juste.  Humain juste ce qu’il faut, intraitable avec les tirs au flan. Il était respecté car respectable.

Papa c’était aussi le patriarche. Il n’a jamais levé la main sur nous, mais quand il élevait la voix on savait qu’il  fallait se tenir à carreau. Même si il n’avait rien dit, on savait d’instinct que certaines choses ne plairait pas à papa.

Il me fait penser aussi au Lino Ventura de ” La gifle “, un homme gentil, mais capable de coups de gueule.
C’était lui qui “affrontait” le monde extérieur : réclamation dans les magasins, hôpitaux, copropriété. Pour sa tribu il se battait.

Mais ce n’était pas seulement en famille qu’il en imposait. Il forçait le respect. Aucun de nos amis ne se serait mal comporté devant lui ou ne se serait montré familier. Même ses gendres ont toujours gardé une certaine réserve. Le seul qui n’était pas intimidé était Laurent (qui lui ressemble beaucoup j’en parlerais plus loin).

Sans doute que les gens de l’extérieur ne voyait pas sa sensibilité. J’avais lu ” La conversation amoureuse ” d’Alice Ferney et je lui avais prêté, nous en avons beaucoup parlé. Peu d’homme lisent et commentent ce genre de livre. Il avait un côté si romantique, qui frisait parfois la naïveté. Il aimait les beaux films, les grands sentiments. L’amour, la famille, les enfants, les vraies valeurs. Parler ou regarder des films sur la guerre ne lui faisait pas peur, la guerre il connaissait et son père aussi.  Mais la porno*graphie, le v*iol, l’in*ceste et toutes ces horreurs, cela dépassait son entendement il en était presque naïf. Il était abasourdi quand ses filles lui racontaient de quelle manière certains hommes se collaient à elles dans le métro… C’était à des années lumière de lui…

Il était jaloux de ses filles, peu de garçons trouvaient grâce à ses yeux. De toutes façons bien peu étaient des courageux, capables d’avoir un vrai métier sérieux.

Ma relation avec lui

Fille aînée, fille préférée (aux dires de mes sœurs) j’ai toujours été proche de lui. Si je faisais un cauchemar je criais “papa”.

Tout n’était pas tout rose : mon père avait du caractère moi aussi !  Pour lui j’étais trop paresseuse à l’école. 
Nous nous disputions, qui aime bien châtie bien !  Il avait une vision de la femme pas très claire, sans doute  à cause  de cette génération charnière…
Il aurait voulu que ses filles soient des femmes au foyer accomplies (comme sa mère et sa femme) mais en même temps bardées de diplômes (comme lui) parce qu’il faut bien vivre.
Pourtant, plus tard il a été fier de moi dans mon rôle d’épouse et de mère, et aussi de mon travail… Je pense qu’il se faisait surtout du souci pour moi…

Je disais souvent à mon père que j’étais son fils et sa fille.

Les disputes politiques c’était avec moi, le bricolage aussi (mon frère a deux mains gauches). À la fin de sa vie, il m’appelait pour changer ses essuies-glace et soupirait ” tu es plus douée que moi, tu m’as dépassé, je ne suis plus bon à rien ! “
Il pouvait aussi avoir des discours intolérants, parce qu’il ne comprenait pas qu’on ne vive pas comme lui. Mais il était intelligent et quand je lui expliquais, il comprenait.  Une grande force : admettre ses erreurs, ne pas être buté…

En grandissant j’ai réalisé que mon père cherchait le conflit en public. À table le dimanche ou devant ma mère. En tête à tête nous ne disputions jamais.  Je m’asseyais près de lui dans le jardin, nous marchions doucement bras dessus bras dessous, nous parlions de livres, de films, de mes filles. Il m’appelait sa petite fille. Quand j’ai compris cela, les disputes ont cessé,  je désamorçais tout de suite le conflit, ça n’en valait pas la peine.

J’ai travaillé avec lui. Il m’a fait rentrer dans son service pour un job d’été. Quand j’allais le voir dans son bureau, j’aimais sa façon de reboucher son stylo plume et de me dire ” comment ça va ma petite fille ” alors que j’avais 20 ans. Plus tard je suis rentrée dans l’administration comme lui.

Il a été aussi un grand père parfait pour  mes filles. Souvent nous allions manger  chez eux le  mardi soir, parce que mes filles restaient le mercredi chez leur grand parents. Il les aidait à faire leur devoirs, regardait des livres avec elle. J’aimais cette ambiance, tous autour de la table, la famille que j’aurais rêvé d’avoir… 

Souvent il conduisait. Il venait me chercher avec mes filles, nous emmenait à la maison de campagne. Vers la fin mes sœurs et mon frères n’y allaient plus que pour les grandes occasions : pâques ou week-end prolongé. Mes filles et moi étions toujours là. Quand mes filles partaient en colo (rarement) il m’emmenait car il était impossible de se garer à Paris, il fallait rester au volant. À la fin il était épuisé, moi je conduisais, et lui était content d’admirer Paris. Je ne peux pas rouler sur les berges de la Seine sans penser à lui.

Athéna l’appelait par son prénom parce qu’à 14 mois elle avait imité ma mère qui l’appelait. Elle lui écrivait des poèmes et le faisait rire. Elle lui disait qu’il était son grand père mais pas mon père, on ne partage pas, faut pas rigoler !
Artémis était l’enfant timide qu’il a du apprivoiser comme moi. Elle lui disait qu’elle voulait un père comme lui. Il a été son père de substitution quand le sien a été moins présent. Aujourd’hui elle en parle encore en disant qu’il était le seul à l’aimer.  Et je regrette qu’elles n’aient pas eu ma chance, et je m’en veux.

J’écoute souvent cette belle chanson de Linda  Lemay …  Le plus fort c’est mon père…

Je pense à toi souvent papa. Je t’entends me parler. Quand je démonte un truc et que je ne sais pas quoi faire, je te dis “aide moi” et je trouve aussitôt l’outil adéquat. Quand je craque je te demande de m’aider. Et je pense souvent à cette phrase :
Ne pleurez pas celui qui vous a quitté, réjouissez vous de l’avoir connu.