On pourrait penser à me lire que je vis dans le passé. Il n’en est rien. J’aime évoquer de bons souvenirs, je suis une grande rêveuse, mais le passé est passé.
Dans ma tribu, c’est toujours à moi que l’on demande de faire un diaporama du passé pour tel ou tel événement, et pas seulement parce que j’ai beaucoup de photos. Je me souviens quand j’avais du faire un diaporama des photos de mon papa, ça m’avait été pénible. Je n’avais pas envie de replonger dans le passé. C’était bien mais c’était, à l’imparfait.
Revenir dans le passé, c’est aussi revenir à une personne que l’on est plus, à la Louisianne que je ne suis plus. Je n’ai ni honte, ni regrets, mais pour rien au monde je ne reviendrais en arrière.

Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à nos vaches normandes.

Nous prenons la route sous un beau soleil, Jolinette, Martine et moi. Jolinette monte devant et me fait rire car elle a pris son nounours. Je l’appelle souvent ” ma Lolita ” car elle a une bouille de bébé à 18 ans. Elle me dit qu’elle avait 5 ans quand nous avons vendu la maison. Quand nous nous rapprochons du but, elle ne comprend plus grand-chose : mais c’était en pleine campagne, non ? Pourquoi nous passons en ville ?

Je lui explique : ” Saint Édouard c’est l’équivalent de Petite Colline, La grande Folie, le village où se trouvent l’église et la mairie, c’est Saint Léon,
et La Folie où était notre maison, c’est Saint Partial, tu comprends mieux ? “

Jolinette est un peu inquiète : ” Ils sont gentils Arlette et Émile ? Ils ne vont pas faire des choses trop compliquées à manger, si je n’aime pas, je fais comment ? “
Je la rassure : ce sont des gens très simples, très gentils.
- un peu comme grand-mère ?
- c’est ça !
Grand-mère, c’est Martine, suivez un peu !

Nous arrivons à la Folie, je ralentis pour passer devant la maison de campagne. Puis nous arrivons à la ferme, où je dois ” jeter Martine”.
Le temps de dire bonjour à nos hôtes, de ré-expliquer à Martine que nous allons voir la maison (je lui ai déjà dit 5 ou 6 fois pourtant), et nous repartons. J’ai hâte d’y aller.
Arlette nous dit qu’elle a invité le voisin François à manger, et demande à Martine si ça ne la gêne pas.

Nous repartons en voiture, je me gare dans les bois et nous faisons les quelques mètres qui restent à pied. Nous traversons le jardin, le haut de la  porte est ouvert. Je frappe, on me répond oui deux fois, mais je n’ose pas entrer, enfin François vient nous accueillir. Je fais les présentations, il me dit que ça fait 14 ans qu’il a acheté la maison. Au moment d’entrer dans la pièce j’ai comme un mouvement de recul, sans doute que la déco m’agresse. Je demande à voir le jardin en premier, et je lui dis que je prends des photos, il n’a rien contre, il est très ouvert et sympathique. Le jardin bien que très rétréci n’a pas trop changé. Les arbres sont toujours là, le sapin, le cerisier, le merisier, le portail est toujours le même, en me plaçant sous un certain angle, j’ai l’impression que c’est comme avant.

Nous faisons le tour de la maison. Tout autour il y a une allée en carrelage et même une rigole pour évacuer l’eau. C’est étrange, j’ai l’impression d’être dans un pavillon de banlieue, de ceux qui pullullent en Ile de France. Si les volets en bois d’origine sont restés sur la façade avant, sur le côté ce sont des fenêtres en pvc et des volets roulants.
Cela me rapelle une réflexion de Martine : ” Heureusement que la Sauvageonne est restée sauvage ! “
Imaginer la Sauvageonne avec des fenêtres en plastique me ferait presque éclater de rire.
Je félicite François pour la rénovation du pignon, et pour tout le reste des travaux d’ailleurs, il faut reconnaître qu’il a bien travaillé. À l’arrière la cuisine a maintenant un vrai toit. Je demande à Jolinette si elle reconnaît, elle ne se souvient de rien. Seul la cabane à outils d’Eugène lui rapelle des souvenirs, c’est là où François range sa moto.
Le tour de la maison est fini, nous entrons dans la grande pièce. La cheminée est toujours là mais étrangement colorée. Les murs sont tout en brique rose, François m’explique que les murs d’origine étaient en brique ce que j’ignorais, mais qu’à l’époque on mettait du plâtre par dessus. Ce n’est pas laid, mais ça fait beaucoup de couleurs. Il n’y a que le sol, les tomettes qui n’ont pas changé. Et puis la déco n’est pas vraiment à mon goût, Harley Davindson et photo de Johnny Halliday. Mais surtout la pièce me paraît minuscule.
Ensuite nous passons dans la cuisine. Là la sensation ” pavillon de banlieue ” s’accentue encore, c’est une cuisine ultra moderne grise et rouge. Plus de poële à bois, ni de chauffe-eau au dessus d’un vieil évier. Je jette un œil vers la petite fenêtre d’où la vue était si jolie, mais la fenêtre est en plastique et le volant roulant est descendu.

Nous passons dans la petite pièce qui était notre salle à manger, encore plus petite. Maintenant c’est le salon. Un immense écran plat sur la cheminée de marbre, un canapé énorme. Je ne reconnais plus rien. Au fond, il y a un escalier en colimaçon pour monter vers les chambres, l’escalier extérieur est toujours là mais peu pratique pour une maison d’habitation. Jolinette et moi nous montons.
Là la sensation de petitesse est encore renforcée par la hauteur de plafond : nous sommes sous le toit, le grenier. C’était donc si bas ? Il n’y a qu’au milieu que l’on tient debout, je ne suis pas grande pourtant ! Quand à Jolinette c’est un petit bout de chou.
La chambre est minuscule, et quand j’arrive dans mon ancienne chambre elle me parait minsucule aussi. Jolinette me demande comment nous faisions pour y être tous, je lui dis qu’il y avait des lits partout. Il n’y a un grand lit au milieu, c’est la chambre de sa fille quand elle vient. Je regarde la porte qui donne dehors sur l’escalier extérieur, la porte en bois vitrée est devenue une porte en plastique, ainsi que la fenêtre. J’ouvre la fenêtre pour prendre une photo de la vue de ma chambre, mais le cœur n’y est déjà plus.

Rien. ” Zéro sensation ” comme le dit un de mes amis.
J’ai fait le deuil depuis longtemps.

Nous finissons par le jardin où je vais voir les arbres de plus près tout en discuttant. Puis nous quittons François qui va nous rejoindre pour le repas à la ferme et retournons à ma voiture.
Autant j’avais hâte de voir la maison autant j’ai hâte de rejoindre Arlette, Émile et Martine à la ferme.
Jolinette et moi poussons des cris : mais c’est tout petit !
Je dis à ma nièce : Toi encore ça peut se comprendre, tu as vu tout ça avec tes yeux de bébé ! Mais moi j’étais adulte quand on a vendu la maison !

À la ferme nous devisons gaiement, Arlette a 80 ans et Émile 88 ans, j’admire ces gens qui ont encore bon pied, bon œil, c’est l’air de la Normandie me dit Émile !
Brenda nous rejoint, j’explique à Jolinette que c’est une amie d’enfance, nos mères évoquent nos bêtises d’enfant.
Comme si elle lisait dans mes pensées, Brenda qui n’a vu la Sauvageonne qu’une seule fois quand j’y ai fêté mes 20 ans me dit :

- Vous avez bien fait de garder la Sauvageonne ! Cette maison, elle est magnifique, et le paysage que c’est beau !

Plus tard après un repas pantagruélique, je souhaite faire ” le tour du champ “, Brenda et Jolinette m’accompagnent. La campagne n’a pas changé, l’environnement est le même. Je le préfère presque à la maison. Nous regardons les vieilles maisons et les nouvelles pas très réussies, pas du tout dans le style de la région.
La journée se termine après des au revoir chaleureux à la ferem. Jolinette m’a dit qu’ils étaient tous adorables.

Sur le chemin du retour nous parlons du voisin (François) tout en nous moquant de nous-même, Hihi nous l’appelons le voisin.
Martine nous dit :
Le voisin a une chambre, nous sommes tous les bienvenus si un jour nous passons par là !
J’éclate de rire : dormir dans mon ancienne chambre ? Même pas en rêve comme disent les djeuns !

Je me souviens d’une phrase de mon auteur préféré Francesco Alberoni : c’est comme une maison où on a été heureux mais on ne voudrait pas y revivre.

Les souvenirs si j’ai besoin de les convoquer, je sais où les trouver, je n’ai qu’à fermer les yeux…