Dans mes jeunes années j’ai eu un collègue de bureau un peu particulier. Appelons-le Honoré.
Je n’étais pas la seule à le trouver particulier, nous étions plusieurs à le cotoyer tous le jours et il nous racontait beaucoup de détails de sa vie. C’était un grand dégingandé, sec et nerveux, avec des cheveux blonds presque crépus, des yeux bleus, une moustache ce qui n’était guère à la mode pour un jeune. Il n’était pas pas spécialement laid, mais pas beau non plus, il n’attirait pas l’attention, il s’habillait en passe muraille.

Venu tout droit de Normandie, il avait été muté à Paris après avoir réussi un concours de PTT, sauf qu’il ne travaillait pas aux PTT (sinon il n’aurait pas été mon collègue) mais dans une administration un peu à part dont je vous ai déjà parlé, mais ce n’est pas le sujet du jour.
Il avait la vingtaine comme la plupart d’entre nous.

Sa particularité était qu’il était économe à un point qu’il aurait fallu inventer le mot pour lui. Il vivait dans un mini studio comme le faisaient presque tous ceux qui étaient obligés de vivre à Paris et qui n’avait pas réussi à avoir une place en foyer PTT ce qui était son grand regret. J’avais un jour visité la chambre en foyer d’une collègue qui l’avait quitté au bout de deux mois, et je me demandais comment on pouvait rêver de dormir dans un lit en métal étroit, qui devait faire regretter la caserne en comparaison… Je précise que je n’ai pas fait mon service mitlitaire, mais Honoré si.

Honoré avait un salaire relativement correct. Mais il n’était pas question de dépenser. Tous les midis il mangeait à la cantine du centre de tri des PTT. Une cantine au bout du quai de la gare de Lyon. Elle avait tout d’un hall de gare, bruyante et d’une propreté douteuse. Il valait mieux éviter de traverser la salle si vous étiez une jeune fille, un vrai parcours du combattant sous les sifflets et les quolibets. Une collègue avait fait l’erreur de mettre une banane sur son plateau et était devenu rouge pivoine entre le moment le payer et celui de s’asseoir, accompagnée d’une ovation et de rires gras. Le repas n’était pas mauvais, les portions étaient même très généreuse, difficile de venir à bout des énormes assiettes de frites. Mais à moins d’être affamé, radin et prêt à faire l’impasse sur le décor (pour les hommes) prête à faire l’impasse sur le décor et les réflexions graveleuses (pour le femmes), à part Honoré personne n’avait envie de fréquenter cette cantine.

Honoré disait qu’il se fichait pas mal de ce qu’on mettait dans son assiette, qu’il ne savait jamais quoi répondre si on lui demandait ” comment la cuisson du steak ” parce qu’il s’en moquait royalement.

Le soir Honoré allait aussi manger à la cantine des PTT. Une des rares cantines à ouvrir midi et soir, puisque c’était un centre de tri, et que les wagons de la poste roulent jour et nuit. Je me demandais comment on pouvait être aussi routinier et avoir une vie tellement vide.

Un jour EDF lui avait demandé si il voulait vraiment gardé son compteur, parce qu’il consommait tellement peu d’électricité que ça ne valait pas la peine. Ils lui ont demandé si son studio était habité. Inutile de dire que cette révélation avait mis sur le flan tous les collègues ! Que faisait-il le week-end ? Nous savions qu’il ne rentrait pas régulièrement en Normandie, il aurait fallu payer le train.

J’habitais chez mes parents et Honoré avait fait un savant calcul. Il estimait que je pouvais mettre de côté la presque totalité de mon salaire. Un collègue lui fit remarquer que je n’allais quand même pas demander à mes parents de payer ma carte orange ni mes repas du midi, ni même ma garde robe qui était assez impressionnante à l’époque. Sans compter que je parlais cigale mais pas fourmi…

Honoré s’est tout de même acheté une voiture. Une voiture neuve et là j’avais du mal à comprendre comment un tel radin pouvait faire ce choix. Comme beaucoup de gens il devait penser que voiture d’occasion était un gros mot. Il avait choisi une voiture très laide, d’un modèle assez rare, pour son prix bien entendu et avait pris un crédit pour une somme dérisoire, car il pouvait payer comptant les 3/4 de la somme.

Honoré nous avait raconté que son plancher était humide et abîmé à cause du matelas. Comme il n’était pas un grand habitué de la communication, c’était assez difficile de comprendre comment le parquet pouvait souffrir à cause du matelas. À force de question nous avons fini par comprendre que la transpiration passait à travers le matelas… Mais surtout que le matelas était posé à même le sol ! J’ignore quelle pouvait être l’épaisseur du matelas pour qu’il puisse transpirer sur le sol… Là aussi c’est un coup à regretter l’armée !

Honoré était un chouia caractériel, très susceptible, pas sociable, fils unique de parents âgés, d’une intelligence plus que moyenne, mais pas méchant. Il avait tout du vieux garçon, on se disait qu’il resterait seul toute sa vie, il n’était cependant pas puceau car il avouait sans complexes qu’il allait régulièrement faire un tour rue Saint Denis.
La blaque que lui faisait souvent ses collègues, c’est d’aller très sérieusement lui demander de prêter 5 ou 10 francs. Voir le visage de bois d’Honoré dès que l’on parlait argent était leur plaisir.
 

Contre toute attente ce garçon qui n’avait pas de vie a trouvé une femme. Et d’une manière plutôt surprenante puisqu’il a gardé le contact avec une jeune fille qui lui demandait son chemin. Elle était normande aussi, ce qui tombait bien, et pour ne pas forcer les choses, la première fois qu’elle est venue à Paris, il l’a invitée à l’hôtel plutôt que de lui proposer de partager son mini studio. La demoiselle s’est installée chez lui. Du coup il a investi dans une télé. Nous n’avons pas su si le matelas a plus transpiré à l’occasion. La femme d’Honoré a trouvé du travail mais Honoré s’est rendu compte qu’une épouse, ça coûté cher surtout quand il a fallu refaire toutes les dents de Madame.

Honoré a perdu son père. Comme il n’y a pas de petites économies, il a vendu sa voiture, certes laide mais bénéficiant du confort d’une voiture ” normale ” pour récupérer la vieille 4 L de son père qui roulait encore et tombait régulièrement en panne. Je me demandais comment Madame son épouse pouvait accepter les choix bizarres d’Honoré.

Ils avaient tout de même un téléphone fixe ce qui ne coutait pas cher à l’époque. Mais le téléphone sonnait tellement rarement qu’ils le cherchait partout quand c’était le cas.

Un jour Madame devait passer un concours. Il y avait bien sûr des paperasses à remplir, des informations à noter. Madame est rentré à la maison avec le dossier à remplir. Elle demande alors à Honoré un stylo. Honoré retourne le studio, le matelas, les vêtements épars… Pas de stylo.

C’est alors qu’il s’aperçoit qu’il n’a jamais eu de stylo chez lui.

J’avoue que c’est que m’a le plus marquée !

Pas de stylo chez soi !

Honoré n’avait jamais acheté de stylo. Il n’y avait qu’au bureau qu’il utilisait un stylo cristal. Il a d’ailleurs rapporté chez lui un stylo du bureau. Un seul stylo :  il ne faut pas pousser mémère dans les orties…

Après le temps a passé, j’ai perdu de vue Honoré, mais contre toute attente il a eu une vie normale, il a même eu deux enfants, a acheté une maison en Normandie. Il doit y avoir des stylos chez lui maintenant.

Pourquoi j’ai repensé à Honoré et au stylo ?

Parce que sur mon bureau il y a une dizaine de stylos, et aussi des stylos plumes, des crayons à papier, des feutres..  Je me demandais pourquoi j’en avais autant.
Mais parce que je les aime tous, pardi ! D’ailleurs quand les copains partent en voyage ils me rapportent toujours un stylo Yo <3 Cuba, ou I <3 New York et j’en ai même un qui aime Petite Colline !

Je parlais de mon bureau chez moi, mais c’est la même chose multiplié par dix au boulot, ou en plus j’ai des rouges, des verts, des feutres et des stabilos.